16 mars 2007

Ce centrisme imaginaire (reprise de l'article de Bobospirit)

A lire sans modération cette excellente chronique de Jacques Julliard parue dans Libération le 14 mars.

Ce que propose Bayrou ferait courir à la France un risque de durcissement de l'extrémisme.

La France est, paraît-il, ce pays de Gaulois querelleurs qui a inventé la distinction gauche-droite et qui est en train de périr de leur stérile opposition. Tel est le credo du nouveau centrisme, aujourd'hui en pleine ascension. La vérité est exactement inverse. Le mythe de l'unité de la nation, hérité à la fois de l'Ancien Régime et de la Révolution, y est extrêmement vivace, tandis que le bipartisme, ou plutôt le couple majorité-opposition, commun à toutes les grandes démocraties, a beaucoup de mal à s'y implanter. Ajoutez que, selon cette mythologie centriste et unanimiste, la bataille des partis ne cache qu'une féroce rivalité pour la conquête du pouvoir et de toutes les prébendes qu'il procure. C'est ainsi qu'au début du siècle on parlait de «l'assiette au beurre» et de la rapacité des «QM» (1). Pierre Poujade, en 1956, voulait jeter à la Seine les «pourris» et appelait à «sortir les sortants». Ce populisme a aujourd'hui trois expressions distinctes : à l'extrême droite, Jean-Marie Le Pen ; à l'extrême gauche, Arlette Laguiller ; au centre, sous une forme plus policée, François Bayrou.

Le discours de François Bayrou se garde bien de tomber dans l'antiparlementarisme ; il repose néanmoins sur l'idée populiste que, si tous les gens du monde voulaient se donner la main, on formerait une chouette équipe de copains qui gouverneraient la France dans le sens de l'intérêt général. Je voudrais pourtant dire ici pourquoi on ne gouverne pas la France comme l'équipe de football du regretté Aimé Jacquet. Le centrisme est à l'univers démocratique contemporain ce que la licorne était au bestiaire médiéval : un animal imaginaire, composite, réputé vierge et censé guérir de tous les poisons.
Nulle part à l'étranger le centrisme n'a réussi à s'imposer comme une formule gouvernementale durable. Les institutions et les coutumes de nos grands voisins reposent toutes sur un système alternatif fondé sur l'existence d'une majorité gouvernementale et d'une opposition stables. Quand le peuple est satisfait de son gouvernement, il le réélit ; quand il en est mécontent, il porte l'opposition au pouvoir. Les choses sont ainsi claires, lisibles et efficaces. L'Angleterre, mère des parlements et du système représentatif, a une telle phobie de toute formule centriste qu'elle est attachée à un système électoral – le scrutin uninominal majoritaire à un tour – qui élimine toute tentation d'un tiers parti. Quand, cependant, celui-ci finit par s'imposer, il prend la place de l'un des deux grands partis préexistants. C'est ainsi qu'à partir des années 20, et définitivement à partir de 1945, le Parti travailliste, expression des intérêts ouvriers, a pris la place du vieux parti libéral (Whig), qui ne parvient toujours pas à la reconquérir.

Aux Etats-Unis, les tentatives de tiers parti ont toujours échoué. C'est le cas des partis socialistes, restés marginaux, et surtout des partis populistes : celui de William Jennings Bryan en 1896 («Nous ne laisserons pas crucifier l'humanité sur une croix d'or») et, plus récemment, du milliardaire mégalomane Ross Perot (1992) faisant campagne sur la dette et sur le rejet de la politique traditionnelle dans la population.

En Allemagne, enfin, le système de l'alternance majorité-opposition s'accommode de l'existence de petits partis de complément comme les libéraux et les Verts. Ils participent à des coalitions gouvernementales, tantôt avec les socialistes, tantôt avec les démocrates-chrétiens, à l'instar de l'UDSR de François Mitterrand et de René Pleven sous la IVe République. Ce sont des partis charnières. Quand les urnes mettent les deux grands partis à égalité ou que des circonstances exceptionnelles se présentent, on forme en Allemagne une «grande coalition», c'est-à-dire un gouvernement d'union nationale provisoire, forcément provisoire. Mais jamais au grand jamais les libéraux centristes ne constituent le pivot d'une coalition présidentielle et gouvernementale, comme le voudrait François Bayrou.

Car, paradoxalement, le gouvernement par le centre ferait courir à la France le risque de durcissement des conflits et de l'extrémisme. Si, en effet, les Français deviennent mécontents du gouvernement des honnêtes gens, des experts, des compétences que l'on nous fait miroiter, par qui les remplacer ? Mais par les mêmes, bien entendu ! C'est ce que l'on voit dans l'Italie multipartite d'aujourd'hui où Romano Prodi, l'autre homme symbole de François Bayrou, s'apprête à succéder à Romano Prodi, après avoir pratiqué le débauchage individuel de parlementaires du centre. Fâcheuse coïncidence. Ce remplacement du pareil par le même sonne d'ordinaire le glas des démocraties. Car l'immobilisme sécrète fatalement sur les deux ailes du beau vaisseau centriste deux catégories de réprouvés du système qui ne manquent pas d'enfler au même rythme que le mécontentement. Tel fut le tragique destin de la IVe République. La double opposition de deux grands partis hostiles au régime, le Parti communiste à gauche, le RPF du général de Gaulle à droite, obligea à gouverner ensemble les partis résiduels (MRP, radicaux, socialistes), selon la formule de la «troisième force» lancée par Léon Blum dans son discours-programme du 21 novembre 1947. Asphyxiée, incapable de se renouveler, la République pensa en périr. Il fallut le retour en catastrophe du général de Gaulle, en juin 1958, pour sauver la paix civile et les libertés en France, contre le «système des partis».

En dépit du souffle d'union nationale et de mobilisation pour l'intérêt général qu'il a su insuffler à sa campagne, ce que nous propose en effet François Bayrou, c'est bel et bien le retour au système des partis. Le rétablissement de la proportionnelle dans le pays aux 400 fromages – sans parler des fromages gouvernementaux – aurait fatalement ce résultat. Le remède gaullien fut assez simple, qui nous valut un demi-siècle de stabilité politique : il se résume à deux lois électorales, l'une qui rétablissait le scrutin majoritaire pour l'élection des députés (1958), l'autre qui instaurait l'élection du président de la République au suffrage universel (1962). Il serait politiquement criminel d'attenter à la partie la plus incontestable et la plus solide de l'héritage gaulliste.

Le centrisme est une mauvaise réponse à une question mal posée. Les difficultés actuelles de la France ne viennent pas d'un fonctionnement défectueux de ses institutions, mais d'une corruption des moeurs politiques et surtout du coma profond de la négociation sociale. Nous avons besoin d'un nouveau contrat civique, pas d'un baiser Lamourette.

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